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Dans l’Ohio de la seconde moitié du XIXe siècle,
Sethe, ancienne esclave noire, élève seule sa fille Denver dans une maison
hantée par son autre enfant, morte avant ses deux ans. Ses retrouvailles
fortuites avec Paul D qui travaillait avec elle et son mari disparu, Halle,
sous les ordres des Garner au Bon Abri puis du Maître d’École, lui laissent
entrevoir une vie de famille qu’elle n’espérait plus. Chassé par Paul D, le
fantôme s’incruste chez eux sous les traits d’une jeune femme noire prénommée
Beloved. À l’adoration qu’elle lui témoigne, Sethe répond par une affection
toute maternelle malgré les mises en garde de Paul D. Trop heureuse de voir sa
solitude rompue, Denver souhaiterait enfermer Beloved dans un amour possessif,
malgré les singularités qu’elle remarque chez elle.
Paul D, qui cède, honteux, aux avances de Beloved, apprend par
un tiers l’infanticide commis par Sethe, geste qu’elle continue de revendiquer.
Il la quitte. Sethe finit par reconnaître en Beloved la fille qu’elle a égorgée
et s’engage à la choyer afin de rattraper les années perdues. Denver se
retrouve rapidement exclue de leur relation qui tourne à l’aigre, incapable de
protéger sa mère qui s’effondre dans d’inutiles justifications, des caprices
d’une sœur instable et tyrannique. La faim et la misère poussent Denver à
demander une aide extérieure, premier pas vers son autonomie. Paul D profite du
départ de Beloved pour revenir auprès de Sethe qui se laisse mourir comme Baby
Suggs, la mère de Halle qui lui a légué la maison.
Qu’en penser ?
Réincarnation du bébé assassiné par sa mère, Beloved fait
irruption dans la vie de Sethe au moment où celle-ci retrouve foi en l’amour et
l’avenir grâce à Paul D, lui aussi ancien esclave. Comme le titre reprend
simplement le prénom du fantôme, le lecteur a tout lieu de penser que le roman
va expliciter les circonstances d’un drame provoqué par la période esclavagiste
des Etats-Unis ainsi que ses conséquences. De fait, la première partie décrit
l’installation de Beloved au sein d’une famille essayant de se constituer sur
les ruines d’un passé traumatisant avant d’en venir au crime de Sethe. Raconté
selon le froid point de vue des Blancs, elle montre l’horreur d’un geste
incompréhensible et s’achève sur la rupture du couple encore plus fragilisé par
l’adultère de Paul D avec Beloved. Cette dernière, cherchant sans cesse à
capter l’attention et l’amour de Sethe, finit par être reconnue et considérée
comme une seconde chance. Le bonheur sans Paul D serait-il envisageable malgré
l’amour de plus en plus possessif qu’elles se vouent ? La deuxième partie
détaille l’esclavage brutal, à visage découvert, personnifié par Maître d’École
(surnom ô combien ironique !) qu’ont enduré Sethe et Paul D, celui qui, à
force d’injustice, d’humiliations et de mauvais traitements conduit à la folie
ou aux décisions extrêmes. Dans la troisième partie, beaucoup plus courte,
Beloved peut enfin exercer son châtiment sur Sethe entièrement à sa merci,
jusqu’à ce que Denver provoque sa fuite de façon indirecte et permette à sa
mère et Paul D de former un couple plus durable.
Cependant, réduire ce livre à une histoire de revenant avide
de vengeance n’occulte-t-il pas son autre thème principal, celui de la
mémoire ? Bien que Beloved ait rejoint le monde des vivants sous
l’apparence d’une jeune femme de l’âge qu’aurait l’enfant défunt pour
tourmenter Sethe, elle garde en elle les esprits des autres victimes de
l’esclavage, notamment celui de la mère de Sethe ainsi que le prouvent les
images d’une traversée en mer cauchemardesque lors d’un monologue haché et
malaisé à comprendre. L’auteur pose le problème du souvenir au sein des familles
dévastées par les fléaux de l’histoire, ici la traite des Noirs aux États-Unis.
L’oubli fait-il injure aux victimes ou est-il la condition nécessaire pour
continuer à vivre ? Comment transmettre l’histoire familiale aux
générations qui n’ont pas connu les mêmes épreuves ?
La première partie voit s’affronter Paul D et Beloved, un
avenir possible face à un passé mal cicatrisé. Si Paul D propose à Sethe vie de
couple et vie de famille, il ravive aussi de son passé commun avec Sethe des
souvenirs extrêmement pénibles. Au traumatisme de sa prise de lait par les
neveux de Maître d’École s’ajoutent avec Paul D la douleur et la colère
d’apprendre que son mari en a été le témoin malheureux, brisé par son
impuissance. Beloved au contraire suscite les confidences de Sethe par sa
curiosité et une aptitude particulière qu’expérimente même Denver. Il suffit de
commencer son récit en sa présence pour que la scène se matérialise. Il n’est
alors pas étonnant que Sethe refuse de se séparer de la jeune femme. Grâce à ce
don ajouté à celui de lire dans les pensées, Beloved amène Paul D à tromper
Sethe sous son toit. Elle le libère de son désir refoulé et déverrouille la
boîte en fer-blanc où dorment ses souvenirs d’esclave. Au final, ce n’est pas
elle qui cause leur rupture, mais la divergence entre Paul D et Sethe sur le
mobile de l’infanticide. Il critique avec des mots très durs (« Tu as deux
pieds, Sethe, pas quatre ») son geste d’amour maternel désespéré alors que
Beloved se contente à cet endroit du livre de réveiller les mémoires.
Avant que Paul D ne s’installe au 124, le bébé fantôme ne
recourait pas à des techniques très élaborées pour y régner. Quelques mauvais
tours joués aux deux fils de Sethe les ont mis en fuite, des meubles déplacés
effrayaient la communauté noire qui évitait la maison, Sethe et Denver qui
s’employaient à calmer ses colères. Grâce à Paul D, Sethe recommence à former
des projets. C’est donc par la ruse que Beloved, obligée d’intervenir sous une
forme humaine, déjoue cette menace afin d’exercer une emprise totale sur sa
mère dont elle cible parfaitement la faille. Si de ses années d’esclavage,
celle-ci continue de souffrir de l’épisode de la prise de lait plus que de tout
autre, c’est parce que les neveux volaient ce qui était exclusivement réservé à
ses enfants. Paul D aussi a vite perçu le danger d’un amour si absolu. En
émergeant de la rivière, Beloved a imité une seconde naissance et s’est étendue
près du 124 comme un enfant abandonné. Depuis son apparition, son évolution a
reproduit en accéléré les principales étapes d’une femme, de la dépendance
complète du nourrisson à la grossesse en passant par l’adolescence (cette
fameuse luisance qui perturbait tant Paul D). Une fois l’ennemi parti et Sethe
résolue à rattraper le temps perdu, comme le lui apprennent les monologues de
la deuxième partie, Beloved se transforme en accusation permanente. Elle
incarne alors le remords lancinant d’une criminelle qui prend enfin la mesure
de son acte.
Passé, remords, crime inexpiable… Dans la troisième partie,
Sethe tourne en rond dans une prison invisible, édifiée par Beloved. Si la mère
échoue à justifier son geste par la volonté d’épargner à ses enfants les
tortures de l’esclavage, comment expliquera-t-elle le second infanticide
qu’elle est en train de commettre ? Enchaînée à son passé comme Paul D à
ses semblables une fois vendu par Maître d’École, elle sombre lentement,
menacée comme lui par une capitulation qui anéantirait chez elle jusqu’à
l’envie de vivre, et néglige Denver qu’elle laisse mourir de faim. Or, que
combat Beloved ? L’oubli. Sethe laisse le souvenir des morts l’emporter
sur le monde des vivants.
Denver appartient à la première génération de transition. Trop
jeune pour garder des souvenirs précis du crime de sa mère et de ses
circonstances, elle a échappé à l’esclavage tout en passant son enfance à subir
les conséquences de l’infanticide. Après avoir arrêté les cours de Maîtresse
Jones et s’être opposée à toute explication de la part de Sethe ou Baby Suggs,
après s’être sentie abandonnée par ses deux frères, elle s’est attachée à ce
bébé fantôme pour tromper son immense solitude. Lorsque Beloved entre dans
leurs vies, comment ne pas comprendre que Denver conçoive un amour immédiat et
possessif pour cette grande sœur fantasmée, bien qu’elle détecte rapidement sa
nature trouble ? Elle s’engage dans une rivalité avec sa mère sans saisir
que Beloved l’utilise pour mieux la supplanter dans le cœur de Sethe.
Beloved, dans un premier temps, permet à sa mère de se livrer
en toute confiance. Denver, qui soupirait de toujours voir Sethe s’interrompre
au milieu d’un récit, ne s’était intéressée qu’aux souvenirs la mettant en
scène, elle ou son père dont elle espère le retour. Beloved démontre à Denver
qu’elle n’a jamais su écouter sa mère. Si Denver craint jusque dans son
adolescence que cette dernière ne l’égorge, c’est bien la preuve qu’elle n’a
pas compris le mobile de l’infanticide. Entre celle qui filtre ce qu’elle dit
et l’autre ce qu’elle entend, la transmission s’avère très difficile.
Le trio se réduit. Cantonnée au rôle de témoin, Denver prend
ses responsabilités dès qu’elle comprend que la relation entre Beloved et Sethe
va connaître un dénouement tragique. C’est la peur qui la pousse à agir, la
peur de perdre sa mère car au moment où celle-ci tombe sous la domination de sa
fille fantôme, une inversion sensée s’opère dans le cœur de Denver. C’est en se
sauvant elle-même, en acquérant à l’extérieur son autonomie financière,
sentimentale et intellectuelle qu’elle chasse indirectement Beloved du 124 et
autorise Paul D à revenir auprès de Sethe, cette fois le seul à pouvoir lui
redonner une raison de vivre.
Dans ce roman qui lie étroitement drame familial et période
tragique de l’histoire d’un pays, Toni Morrison explore les thèmes du
traumatisme et de la mémoire. Laisser le temps mettre les événements à distance
ne suffit pas pour se reconstruire : le souvenir des morts et des épreuves
entrave, si l’on n’y prend garde, le cours d’une vie, voire celles de ses
proches. Avec Beloved, l’auteur met en scène les différentes ruses auxquelles
recourt la mémoire (et dans le cas de Sethe, la culpabilité) pour contrer
l’oubli que le quotidien favorise. L’emprise du passé peut être totale, mais
également fragile. Au moindre relâchement, Beloved sait qu’elle risque de se disloquer.
Céder au harcèlement de son passé ou de ses remords revient à accepter une
certaine forme d’esclavage qui aboutit à l’autodestruction. Comme Sethe a fini
par en réchapper, il est possible de définir ce roman comme un long et
douloureux exorcisme du passé. Abordant le problème de la transmission ou tout
du moins de la parole, Toni Morrison montre deux écueils : Beloved incarne
l’auditeur qui incite à l’épanchement continu, Denver enfant celui qui se
surprotège. Seul Paul D à la fin sait où se situe la limite à ne pas franchir,
permettant au couple de se reformer.
Lauréat du prix Pulitzer 1988, ce livre poignant et magistral
bannit chez le lecteur toute paresse intellectuelle. Riche en images, l’écriture
de Toni Morrison semble lui décocher des coups aussi violents que ceux reçus
par ses personnages.
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