dimanche 9 décembre 2018

Je me suis tue — Mathieu Menegaux



Cliquer sur l'image pour l'agrandir


La porte de la cellule vient de se refermer sur Claire. De quoi l’accuse-t-on ? Dans un style sobre rythmé par des titres ou extraits de chansons qui peuplent sa solitude, Claire lâche les faits qui tel un chemin obscur au milieu de la nuit l’ont menée au seuil de cette prison. Coupable ou non coupable, victime d’un crime odieux, elle a choisi de porter en silence le fardeau. Elle commettra l’irréparable ; incomprise de tous, mais avait-elle le choix, héroïne malgré elle de cette tragédie contemporaine ?
Dans une confession délivrée à la première personne, Claire du fond de sa cellule déroule le parchemin des faits qui l’ont conduite en prison.


Qu’en penser ?

La plume est nouvelle et de genre masculin, elle ne craint pas de griffer le papier pour nous parler du sujet ô combien délicat de l’infanticide — une plume porteuse du point de vue de la meurtrière — le défi est de taille. Il fallait oser s’attaquer à un sujet dont on nous rebat les oreilles dans les médias, les livres ou les films. Le thème est érodé, en quoi pourrait-il nous intéresser ? Sujet traité par un homme et de surcroît un premier roman, quel culot ! Adopter le point de vue de la femme, le lecteur et plus encore la lectrice l’attendent au tournant.

Mathieu Menegaux réhabilite la tragédie grecque, il en utilise les éléments, amour, passion, secret, rejet, haine, mort sur la scène tragique pour la transformer en tragédie moderne. Les chœurs antiques chers à Euripide et Sophocle sont remplacés par la chanson française et étrangère dont moult références parsèment l’ouvrage. Le lecteur découvre une tragédie actuelle qui aborde sous un angle novateur bien qu’ancien les drames qui touchent notre société. L’écrivain distille entre les lignes de discrètes allusions à la tragédie grecque en embrassant la vision d’Aristote, Œdipe-Roi en étant un exemple parfait. Selon Aristote, il doit y avoir revirement non du malheur au bonheur, mais au contraire du bonheur au malheur, ce revirement survenant non à cause de la perversité, mais à cause d’une erreur grave d’un héros, l’attitude de Claire n’en est-elle pas le flagrant exemple ?

L’auteur porte un regard acéré sur ce qui semble un fait divers banal. Il épouse la position la plus difficile, celle de la mère infanticide. Peut-on expliquer l’horreur ? Le pari de Je me suis tue  est de tenter l’impensable. 

La plume tourbillonnante de l’auteur imprime page après page de vifs staccato de mots entremêlés de silences jusqu’au mutisme final afin de nous révéler les émotions de cette femme au fond de sa cellule obscure.

Ce flux impétueux embarque le lecteur dans un engrenage cruel. Reste-t-elle maîtresse de son destin et est-elle le personnage si effroyable que nous imaginions ? Nous sommes confronté à la réalité mise à nu. Loin d’excuser son geste, Menegaux dévoile une Claire ni monstre ni innocente, endossant le rôle de la femme avec une aisance peu commune. Il excelle dans l’art d’aborder des sujets tant ordinaires que graves tels l’infertilité, la routine, les normes sociétales, le viol, l’infanticide dont peines et peurs apparaissent submergées par son dégoût infini. Le lecteur témoin coi de l’événement irréversible, déclencheur relaté avec une empathie certaine, ne parvient pourtant à n’en éprouver aucune pour les personnages. De même que Menegaux déroule son histoire sans adopter aucun parti, le lecteur restera spectateur attendant en vain les explications de l’auteur. Force est de constater que tout ne peut s’expliquer, le lecteur se laisse peu à peu envahir par cette sensation oppressante d’incompréhension. L’auteur peut-il lui en tenir rigueur ? Claire comprend-elle cet acte injustifiable ? Elle est avant tout victime, ce qui la mènera au drame qu’elle vivra seule car elle ne veut pas ou ne peut pas en parler. D’aucuns lui reprocheront son arrogance, sa réussite, une vie de bourgeoise aisée, ses choix mêmes qui gripperont une mécanique bien huilée. Très peu de personnes lui tendront la main, mais le souhaite-t-elle ? Elle décide seule de sa ligne de défense, le mutisme afin d’expier sa faute, position dont elle ne déviera pas. Héroïne classique, elle œuvre pour sa propre perte et son amour démesuré pour Antoine la poussera à commettre l’irréparable pour ne pas le perdre. La crainte du malheur engendre le malheur. Claire victime de son propre orgueil, de son mutisme, de la cruauté du destin devient l’héroïne d’une tragédie moderne.

Lorsque nous faisons la connaissance de Claire, celle-ci attend dans sa cellule un procès en cour d’assises, nous ignorons le crime pour lequel elle est jugée, nous ne découvrirons que progressivement les faits violents et choquants pour la plupart qui l’ont menée à cette incarcération. Comment ne serions-nous pas chamboulé, pétrifié par chaque nouvelle révélation de Claire ? Peu à peu l’esquisse du crime prend forme, d’autant plus monstrueuse qu’elle nous apparaît incompréhensible et traumatisante. Cette lente descente aux enfers de l’héroïne est dépeinte sans que sensations ou sentiments ne soient jamais censurés aussi dérangeants ou extrêmes puissent-ils être. Ces événements nous atteindront davantage et seront d’autant mieux compris si nous sommes lectrice et non lecteur. La force de l’auteur est de nous faire vivre si intensément chaque épisode que nous le vivons à la place de Claire, quasiment persuadé que nous pourrions en arriver là. En serions-nous capable ? Rien ni personne ne peut nous contredire car aussi odieux que soit ce crime, qui pourrait affirmer ne jamais y parvenir ? Dans ce roman l’auteur nous amène à prendre conscience que chaque événement de notre vie nous permet de nous construire et qu’il est rarement possible de nous reconstruire lorsque nous sommes victime d’un traumatisme. 

Nous aurions tort d’ignorer que ce roman témoigne de la complexité d’un jugement. Le personnage de Claire nous enseigne, ce qui rend ce roman d’autant plus intéressant, l’immense tâche des juges consistant à décortiquer une affaire dans ses moindres détails. Ainsi, les expertises, les interrogatoires aussi nombreux soient-ils ne permettent pas toujours de cerner la vérité. L’auteur nous dévoile avec brio la complexité de la justice et l’ambiguïté qu’elle peut révéler.

La dernière page tournée, nous imaginons sans peine la mise en scène d’Alfred Hitchcock offrant au spectateur une héroïne, un iceberg sublime comme lui seul savait les dénicher, mystérieuse, blonde, élégante et sportive. Elle, femme de notre temps, confrontée aux problèmes récurrents de notre société comme en témoigne son désir obsessionnel d’enfant, prônant l’indépendance dans le couple, vouée à une solitude à deux, puis à l’isolement fatal.

Comment ne pas percevoir un clin d’œil au roman de Yann Queffélec, Les noces barbares, prix Goncourt 1985 ? Nous n’avons pas oublié cette jeune héroïne âgée de treize ans, enceinte après avoir été violée par un jeune soldat américain et encore moins la quête désespérée de son fils pour l’amour de sa mère tout comme le dénouement final qui ne nous laissa pas indemne, dernier épisode de leurs « noces barbares ».

Ce premier roman d’un auteur inconnu a reçu toute notre adhésion et nous vous le recommandons chaleureusement. Ce roman est une véritable pépite comme il en existe de difficilement identifiables dans la littérature blanche. Comment les découvrir ? Se rendre chez son libraire favori et dénicher l’œuvre au fond du magasin, émergeant entre deux piles qui sans être poussiéreuses ne paient pas de mine. Nous fûmes conquis par cette écriture sobre et efficace nous reliant à l’héroïne dès les premières lignes et nous tenant en haleine jusqu’au point de non retour. Un bémol néanmoins, les multiples références à la chanson française et étrangères qui parsèment l’ouvrage nous semblent trop nombreuses, ce procédé est excessif.

Édité par Grasset en 2015 et par Points en 2017, ce roman a obtenu le prix du premier roman des 29Journées du Livre de Sablet dans le Vaucluse et obtient le prix du meilleur roman des lecteurs de Points.

En 2017, Mathieu Menegaux est de retour avec Un fils parfait pour lequel il reçoit le prix Claude Chabrol du roman noir.

L’année 2018 voit l’apparition de son troisième roman Est-ce ainsi que les hommes jugent, toujours édité par Grasset.

Çà et là

« C’est propre, la tragédie.
C’est reposant, c’est sûr… Dans le drame, avec ces
traîtres, avec ces méchants acharnés,
cette innocence persécutée, ces vengeurs,
ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir,
cela devient épouvantable de mourir, comme un accident.
Dans la tragédie on est tranquille.
D’abord, on est entre soi.
On est tous innocents en somme !
Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue
Et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution.
Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir.
C’est ignoble, c’est utilitaire.
Là, c’est gratuit. C’est pour les rois.
Et il n’y a plus rien à tenter, enfin ! »

JEAN ANOUILHAntigone
[…]

Je ne sais pas combien de temps je suis restée allongée dans le tunnel. Pas allongée, non, recroquevillée. Je me revois, prostrée, meurtrie. Il est parti. C’est fini. Je remonte mon pantalon, il a déchiré ma culotte. Je souffre. J’ai mal. J’ai honte. L’ignominie dégouline entre mes cuisses. L’odeur m’écœure. Je suis sale, souillée, polluée, intouchable. Je me dégoûte, tout me dégoûte. Ce souterrain me dégoûte. Il me dégoûte. Mais je suis soulagée. Je suis en vie. Je respire. J’inspire. J’expire. Mon cœur bat. Je tremble. Je soupire. Je pleure. Je vomis. Le dîner, ma bile, ma trouille, je gerbe tout. Et il n’y a personne, dans le tunnel. Personne. Je me lève. Je ne tiens pas debout. Je me relève, encore. Ça y est. Je titube. Je suis debout. Je marche. Quitter ce tunnel. Appeler Antoine.

[…]

Je l’ai vue défiler devant moi, cette vie, et je l’ai refusée. Pierre était dans mes bras et déjà je ne le supportais plus. J’avais perdu tout espoir, l’humanité m’avait quittée, j’étais dans une impasse, je me débattais et il fallait que j’en sorte.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire