mardi 7 juin 2016

Jules — Didier van Cauwelaert



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Zibal de Frèges, 42 ans, né de parents inconnus est découvert, âgé de quelques heures, au fond d’une poubelle de l’ambassade de France à Damas. Ce chercheur titulaire d’un double diplôme d’ingénieur biochimiste et d’astrophysicien après avoir soutenu une thèse sur la thermodynamique des trous noirs, puis une thèse sur la transformation des bactéries en agents dépolluants, se retrouve vendeur de macarons Ladurée à Orly Ouest. Il fantasme sur une jeune et jolie aveugle qui s’arrête à son stand avant d’aller se faire opérer d’une greffe de la cornée à Nice. L’histoire s’arrêtera-elle là ? Non, car le commandant de bord ayant décidé de faire voyager tous  les animaux en soute sépare Alice de son chien, en contradiction avec la loi européenne de 2008 autorisant un chien guide à voyager avec son maître. Zibal accourt, s’emporte et rend Jules à sa maîtresse.

L’intervention lui permet de recouvrer la vue. Alors qu’elle devrait nager dans le bonheur, son chien vit un véritable calvaire en n’étant plus les yeux de sa maîtresse. Que va-t-elle faire ? Suivre les conseils de la fédération des chiens d’aveugle, abandonner son chien afin qu’il soit placé chez un autre aveugle ? Ce qu’elle fait, la mort dans l’âme, espérant que Jules retrouve joie de vivre et ce pour quoi il a été dressé.

Maltraité par son nouveau maître, il fugue afin de retrouver Zibal et Alice alors que la vie de chacun a été bouleversée. Alice est partie au loin pour oublier et Zibal par la faute de Jules a perdu son travail et son appartement. La quête de nos deux héros sur la piste d’Alice emmène le lecteur dans moult péripéties plus fantasques les unes que les autres.


Qu’en penser ?

Ligne quatre, la plume ciselée de l’auteur n’utilise que sept mots, pas un verbe, pour nous décrire son héroïne. Déjà captivé le lecteur ne l’imagine pas, il la voit. Didier van Cauwelaert déroule le fil de son histoire avec un savoir-faire dont lui seul a le secret, une fois de plus nous sommes conviés.

Cette comédie romantique dont le héros est un chien guide d’aveugle ne tombe jamais dans la banalité et s’inscrit dans le fil rouge de l’œuvre de l’écrivain où reconstruction des personnages, légèreté et fantastique s’entremêlent, très loin des autofictions qui très souvent nous lassent. Nous découvrons une histoire où nos trois héros sont accompagnés de personnages secondaires parfois très hauts en couleur donnant toute sa force au récit. Un chien passé maître dans l’art de cabotiner, une aveugle, un laissé-pour-compte de la société, Eliane de Frèges, mère de ce dernier, Fred, Eric Vong, thérapeute pour animaux, Coumba, péripatéticienne sadomaso, l’ermite de la plage de Trouville, sont autant de personnages dignes des meilleurs seconds rôles du cinéma.

Ils se prénomment Alice et Zibal, êtres ordinaires semblant sortir d’un roman de Marcel Aymé — comment ne pas penser à « La belle image », roman publié en 1941 ? —  que la vie n’a pas épargnés.

Elle, traumatisée par un accident qui lui a coûté la vue qu’elle retrouvera au bénéfice d’une intervention chirurgicale. Confrontée au bonheur inespéré, une grande lucidité lui permettra de comprendre que sans ce handicap elle ne serait jamais devenue celle qu’elle est maintenant. Sa force de résilience l’a transformée.

Lui, inventeur d’un procédé de dépollution qui aurait pu lui rapporter des millions, se retrouve vendeur chez Ladurée à l’aéroport d’Orly, sa compagne l’ayant viré de son entreprise pour exploiter son brevet. Jules, chien guide d’aveugle, fugue, retrouve Zibal, bouleverse sa vie, à peine vingt-quatre heures suffisent à le mettre au chômage et lui faire perdre son logement. Que lui reste-t-il désormais ? La liberté avec tout ce qu’elle comporte de risques et peurs d’improbables lendemains. Ce chien a choisi Zibal pour reconquérir sa maîtresse, mais pourquoi lui qui ne connaît rien aux chiens ? Comment va-t-il gérer cette situation nouvelle ?  Ce chien sera le début de sa reconstruction.

Jules, quant à lui, un labrador chien guide n’est pas un chien comme un autre, apprentissage et dressage furent son quotidien avant d’être reconnu apte, major de sa promotion et attribué à Alice. L’autonomie retrouvée de sa maîtresse a brisé le lien et Jules redevenu un simple animal de compagnie se sent inutile, humilié, rejeté, il a perdu sa raison de vivre. Pire encore, il est séparé de celle dont il est « les yeux » juste avant les vacances qu’ils avaient l’habitude de passer ensemble en Normandie, terre paradisiaque pour un chien. Lors de ce rituel, ils nagent ensemble, les dangers sont moindres que sur la route, nouvelle perte de repères qui accroît sa dépression.

Didier van Cauwelaert s’attache à nous dépeindre des personnages tombés au fond d’un gouffre et leur lente remontée, ce qui le démarque de ses contemporains qui traitent si souvent des drames de notre époque, de la désillusion ou de l’échec programmé.

Sa plume distille tout au long de cette fiction une réalité si forte et vraisemblable qu’elle entraîne le lecteur à la poursuite de Jules, incontestable héros de ce roman qui prend par instant des allures de documentaire où transpire sa passion pour l’univers des chiens d’aveugles, passion qu’il partagea, enfant, avec son père.

La réalité dépasse parfois la fiction, comme le souligne l’auteur en fin d’ouvrage, la destinée fictive de Zibal a « certains éléments communs avec celle de Mohed Altrad, industriel et homme de lettres français né en Syrie ».

On notera également comme dans nombre de ses romans que ce qui paraît le plus fou n’est pas le fruit de son imagination, pour preuve « le brevet des plantes à traire » tout comme « la dépollution du lisier de porc », « les expériences de communication avec les yaourts » ou « la domestication des bactéries ».

Bien au-delà de ses talents de romancier, telles des touches impressionnistes sont abordés les thèmes sociétaux de notre époque comme le handicap, l’adoption, les relations intergénérationnelles, l’émigration, l’homosexualité, le libéralisme économique, dont certaines scènes surréalistes ne sont pas absentes.

D’aucuns pourraient s’étonner de la photographie de couverture qui n’est pas celle d’un labrador, mais ce serait mal connaître tant Albin Michel que Didier van Cauwelaert, elle nous est apparue comme une évidence. La métamorphose d’un labrador en braque de Weimar n’est pas étrangère à « La Belle image », roman de Marcel Aymé que nous évoquions tout à l’heure. À noter que William Wegman, photographe d’art renommé pour ses clichés mettant en scène ses chiens a composé celui-ci pour un « Walk-a-thon » en 1999, ce qui milite plus encore en faveur du  choix de l’éditeur.

« Jules », un livre à l’écriture limpide emprunt de poésie où amitié rime avec amour, légèreté avec gravité, traumatisme avec résilience. Nous recommandons sa lecture, voire relecture dont nous sommes sorti heureux. Et si le choix du titre n’était pas innocent… ne pourrait-on y percevoir quelques fragrances d’un « Jules et Jim » du XXIe siècle ?

Çà et là

Hauts talons canari, minishort rouge et top turquoise, elle ne risquait pas de se faire écraser par temps de brume.

[…]

Le havre en question était une pièce à volets clos, tatamis, jardin zen et lanternes en papier, nimbée d’une musique pour salon de massage. Une fontaine surmontée d’un ange à tête de serpent glougloutait à la lueur d’une bougie parfumée.
Le thérapeute fixait dans les yeux le labrador qui soutenait son regard. Ils semblaient  échanger des informations. La respiration haletante de Jules se calmait peu à peu, comme pour se mettre au diapason du souffle régulier qui creusait la poitrine de son vis-à-vis. Soudain Vong a éclaté de rire. J’ai demandé pourquoi. Sans se retourner, il a claqué des doigts pour me faire taire en indiquant le sol. Je me suis assis à leur niveau, contre le mur, et j’ai attendu la fin de leur tête-à-tête.
— Les images mentales qu’il m’a montrées confirment ce que j’ai vu par la fenêtre, m’a-t-il déclaré en se relevant avec une souplesse étonnante. Il vous traite comme un chien.

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